L’adaptation

Concordia, lundi 22 janvier.

Je sors de l’avion en souriant comme un gamin à Toys’R’Us. Dehors, un  groupe nous attend en agitant les bras ; une partie est composée de l’équipage DC14, les hivernants. J’en reconnais certains à leur silhouette, d’autres aux étiquettes qu’ils portent sur leurs épais blousons : emmitouflés comme ils le sont dans leurs combinaisons, passe-montagnes, masques, gants et bonnets, il serait difficile de les identifier autrement. Les retrouver me réjouit.

On me passe un collier de fleurs en plastique autour du cou. Entre deux accolades, je remarque une pancarte : « Welcome, Cyprien ». Lorsqu’ils voient que je la regarde, les équipiers qui la brandissent ouvrent les deux pans repliés sur le devant. Un second message se révèle : « Run, Cyprien, Run ! ». J’éclate de rire.

En marchant vers la base, je remarque que la neige est différente de ce que j’ai connu jusqu’ici : ses particules ne s’agglutinent pas. En faire une boule serait aussi facile avec du sable sec. J’en soulève un peu de la pointe de ma botte ; un nuage s’envole, porté par le vent. Elle crisse sous mes pieds comme du polystyrène.

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A la sortie de l’avion. Crédits : Alberto Razeto, ©PNRA/IPEV.

On me fait visiter la base. Elle est divisée en deux parties : l’une des tours est consacrée aux activités calmes, l’autres aux bruyantes. Le premier étage est commun aux deux cylindres et inclue le pont fermé qui les relie. On y trouve les installations techniques – comme la centrale – côté bruyant, et un hôpital rudimentaire côté calme. Au deuxième étage du côté silencieux, les chambres ; je partage la mienne avec Arnaud, un estivant. Au-dessus se trouvent des laboratoires (dont celui de glaciologie où je travaillerai), le bureau du chef de base qui deviendra le mien à la fin de l’été, et la salle radio. Côté bruyant, il y a une salle de sport au deuxième étage et la cuisine, la salle à manger et un salon au troisième.

C’est en tout cas ce dont je me souviens ce soir, au lendemain de mon arrivée. J’ai un vague souvenir d’autres salles, comme par exemple une buanderie et des locaux réfrigérés, mais j’ai du mal à me rappeler où elles sont : je navigue la base dans un brouillard mental. Ce matin, je me suis réveillé avec l’impression d’avoir bu une bouteille de vodka la veille : aussi reposé qu’à la fin d’un marathon, le crâne douloureux, la nausée, la langue desséchée comme si j’avais dormi avec du sopalin dans la bouche et du sang dans le nez. Je suis passé voir Alberto, le médecin, comme prévu le premier jour. Il a regardé mon niveau d’oxygène dans le sang. M’a dit : « Ailleurs, avec un taux pareil, je me serais alarmé. Ici… c’est plus ou moins normal ». Il a sorti un masque à oxygène. En quelque minutes, la nausée et les céphalées ont disparu.

Concordia est plantée à 3 200 m d’altitude. Et comme l’atmosphère est plus fine aux pôles, sa pression est équivalente à celle trouvée à environ 3 800 m à des latitudes plus modérées. Quand on arrive directement du niveau de la mer, l’effet n’est pas franchement agréable. Heureusement, petit à petit, nos corps s’adaptent. Ils produisent plus de globules rouge, par exemple, ces cellules qui transportent l’oxygène dans le sang. Jamais complètement, cela dit : même après des mois ici, nous serons essoufflés par des activités physiques qui nous demanderaient normalement peu d’efforts.

Les premiers jours, il est conseillé de se reposer comme si l’on était malade puis, pour une semaine environ, d’éviter toute activité physique conséquente. On me donne l’exemple d’un chercheur arrivé un peu avant moi : se sentant en forme, il a décidé d’emprunter l’un des fat bikes, ces vélos semblant montés sur des roues de moto et que l’on utilise l’été à Concordia. Il n’a rien ressenti d’étrange en se rendant à un laboratoire extérieur, à quelques centaines de mètres de la base. Les effets sont arrivés peu après. Il a passé les jours suivants au lit.

Mes voies nasales ensanglantées et la neige sablonneuse ont une même cause : l’air extrêmement sec. Dans la base, l’humidité relative n’a qu’un chiffre. Comme je m’en rendrai compte très vite, la peau des mains et des lèvres se dessèche rapidement, formant des plaques et des écailles puis, par endroits, se craquelant jusqu’au sang. Heureusement, ces symptômes sont facilement atténués en s’étalant de la crème hydratante comme une starlette après la piscine.

L’insomnie n’arrange pas le brouillard mental. Morphée n’aime pas l’altitude : s’endormir prend du temps, les réveils sont fréquents et le sommeil est moins réparateur. Lorsque je me promène dans la base vers trois heures du matin, je retrouve régulièrement des équipiers. On discute jusqu’à ce que le sommeil revienne.

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La vue depuis la fenêtre de ma chambre, de jour comme de nuit.Crédits : CV, ©PNRA/IPEV.

L’altitude n’est pas la seule coupable des nuits blanches : le jour continu est son complice. Lorsque l’on jette un dernier regard par la fenêtre avant de baisser le volet, le soleil estival n’aide pas à mettre son cerveau en veille. Mais ce n’est que le samedi soir, quelques jours après mon arrivée, que la lumière permanente me fait une forte impression. Une fête célébrant la fin de l’été a lieu dans large tente en forme de bûche de Noël, à quelques centaines de mètres du bâtiment principal. Malgré la fatigue accumulée les jours précédents, j’en pars relativement tard : l’atmosphère est entrainante. Ici, isolés dans un environnement inhospitalier, les fêtes sont célébrées avec intensité. Peut-être parce que lâcher prise totalement, de temps en temps, est nécessaire à notre santé mentale ? Quoi qu’il en soit, les statuts sociaux perdent leur importance, les barrières s’effondrent, les rires fusent. Lorsque je sors de l’édifice et de sa faible lumière électrique, vers trois heures du matin, je suis presque surpris par un soleil d’après-midi d’été.

Il fait -40°C, et -56°C ressentis. Deux mois plus tard, ces températures me sembleront douces, comme lorsqu’au cœur de l’hiver on pense aux jours de printemps. Mais ce soir, ce sont les plus froides auxquelles j’aie jamais été exposé. Les premières bouffées d’air glacé me font tousser. D’épais nuages se forment lorsque je respire, comme si je fumais le narguilé à chaque inspiration. Des perles de glace se forment dans ma courte barbe et dans mes cils. Les cheveux longs qui dépassent du bonnet d’une femme à côté de moi forment d’épaisses mèches blanches, peroxydées par le givre. Le vent me brûle le visage. Bien que la marche ne dure que quelques minutes, une partie de mon nez, à découvert, devient blanche comme la neige sous nos épaisses semelles. Je la touche du bout des gants mais ne ressens rien. Plus tard, cette zone se modifiera : elle prendra des teintes noires et rouges et des crevasses s’y formeront, avant que la peau en surface ne se transforme en plaques et finisse par se détacher. Rien de vraiment gênant, mais un avertissement : toujours avoir de quoi couvrir chaque centimètre carré de peau lorsque l’on quitte la base.

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Le froid est encore loin de ce qui nous attend mais, déjà, toute peau exposée gèle rapidement s’il y a un peu de vent. Par-dessus mon épaule, la base. Crédits : CV, ©PNRA/IPEV.

Ces désagréments sont très loin de me faire regretter ma venue : les gens que j’apprends à connaître et la beauté du paysage me dédommagent largement. De toute façon, mon corps prend rapidement les mesures nécessaires. Quelques jours après mon arrivée, les symptômes se sont estompés et je me sens bien. Heureusement. Arrivé tard dans la saison, il ne me reste que très peu de temps pour apprendre mes deux rôles : chef de base et glaciologue.

6 réflexions sur “L’adaptation

  1. Gabriel Badi dit :

    Bonjour Mr Verseux
    Je m’appelle Gabriel , j’ai 17 ans et je suis passionné de science ! Je vous découvert grâce à la mission à Hawaï que vous avez effectué et depuis je vous suit sur Twitter .
    Je tenais à vous dire que ce que vous nous décrivez est très bien raconté , tellement que votre texte me fait voyager là-bas 😊. J’ai hâte de la prochaine publication afin de vous suivre dans cette aventure malgré les 15 000 km qui nous sépare .
    Prenez soin de vous .

    Gabriel

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