L’apprentissage

Concordia, samedi 3 février.

Un genou à terre, je baisse la tête. L’homme devant moi pose sur mon épaule la lame d’une épée en bois démesurée. Il porte un vieux sweat-shirt, des collants usés et des baskets, mais sa voix est solennelle lorsqu’il annonce :

« Par les pouvoirs qui me sont conférés, je te nomme Station Leader de la base Concordia. »

Après m’avoir remis l’arme, il me fait signe de me relever et s’agenouille devant moi. Il sort un collier en fil d’escalade agrémenté d’un énorme mousqueton. Des sucettes et autres décorations y sont accrochées de part et d’autre. Au centre pendent des clés. En me le passant autour du cou, l’homme annonce la responsabilité transmise par ce noble ornement  :

« Je te remets les clés de la cave à alcool de Concordia. »

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Adoubé station leader. Crédits : Mario Giorgioni, ©PNRA/IPEV.

La période estivale aura été courte, pour moi. Mes coéquipiers sont arrivés entre mi-novembre et mi-décembre mais, pour diverses raisons, je suis arrivé le 22 janvier. Le dernier avion partira dans 3 jours, le 6 février, marquant le début de l’hivernage. Après son départ nous serons 13, isolés jusqu’à fin octobre au plus tôt. Je n’ai donc que peu de temps pour apprendre mes rôles de station leader (« chef de base » en français, mais nous utilisons la version anglaise) et de glaciologue.

Le station leader estivant hésite quant à ce qu’il doit me transmettre. Il commence par me montrer des tableurs compliqués documentant les flux de personnel, avant de s’interrompre en remarquant que ceux-ci sont impossibles pendant l’hivernage. Puis il me montre les quelques formalités administratives que j’aurai à effectuer. Rapidement, nous changeons d’approche : dans une base comme Concordia, la difficulté ne dort pas dans la paperasse. Elle vient plutôt du fait que les hivernants ont typiquement un caractère très marqué et que les outils normalement à disposition d’un chef, que ce soient des moyens disciplinaires ou l’appui d’autres formes officielles d’autorité, sont absents. Elle provient également de la proximité permanente avec l’équipage, qui nivelle les statuts et réduit la distance interpersonnelle utilisée par certains leaders pour maintenir leur autorité. Elle est amplifiée par la présence permanente dans la station : le chef ne peut quitter son rôle en rentrant chez lui, loin des regards, après une journée de travail.  Il y a aussi, évidemment, l’effet de l’environnement  ̶  notamment la longue nuit polaire  ̶  sur le mental des équipiers.

Nous laissons de côté les formulaires. Je lui pose de nombreuses questions, il répond de son mieux. J’ai lu divers articles parlant de leadership en milieux extrêmes, discuté avec d’autres chefs de bases en Antarctique, et reçu de précieuses recommandations des instituts polaires français et italien que je représente ; je veux les confronter avec la réalité de son expérience. La passation officielle aura eu lieu deux jours après mon adoubement cérémonial. Il me faudra une bonne minute pour signer le document, les doigts engourdis par le froid après une excursion à l’extérieur.

 

Mon apprentissage de la glaciologie est soutenu : le matériel est abondant et le départ de Giulio, mon formateur, prévu pour deux semaines après mon arrivée. Nous nous rendons chaque jour dans des laboratoires extérieurs, à environ 700 mètres de la base, où des pompes récoltent dans des filtres les particules portées par l’atmosphère. Ces laboratoires sont contenus dans un grand container, orange pour qu’on le repère facilement et monté sur pieds pour que la neige portée par le vent ne l’ensevelisse pas.

Une autre partie de mon travail aura lieu dehors : tous les matins, je devrai prélever de la neige et effectuer diverses observations météorologiques. Je devrai également étudier les flocons accumulés sur différentes tables, au sol ou sur pieds, avant de nettoyer celles-ci pour que la neige du lendemain corresponde aux 24 heures précédentes. Je sortirai donc de la base chaque jour, sans exception, jusqu’à la fin de la mission. Je me demande quel effet cela me fera pendant la nuit polaire.

Une fois par mois, je devrai également creuser des puits de neige pour effectuer des mesures en profondeur. Je m’associerai avec l’autre glaciologue, Coline, et recruterai des équipiers : si la tâche n’est pas anodine en été, à cause du froid et du manque d’oxygène, elle peut devenir franchement éprouvante en hiver. Diverses autres expériences requièrent un peu d’attention chaque jour.

Heureusement, Giulio est un excellent professeur. Malheureusement, une semaine après mon arrivée, nous apprenons qu’il doit partir le lendemain. Nous pensions en être à la moitié de son enseignement. Il nous reste une journée. Tant pis, on s’adapte, remplissant notre agenda au maximum et sélectionnant l’essentiel. Comme je l’ai entendu de nombreuses fois pendant le voyage : « En Antarctique, pas de pronostic ». Sur ce continent, les plans résistent rarement à leur confrontation avec la réalité. On improvise.

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Mon apprentissage de la glaciologie, selon Toff.
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Atmos, le laboratoire-container où je me rends chaque jour. Crédits : CV, ©PNRA/IPEV.
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Observation des flocons de neige déposés au cours des dernières 24 heures. Cette photo date d’avril, environ deux mois après les évènements racontés ici. Crédits : Carmen Possnig, ©ESA/IPEV.
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Coline, l’autre glaciologue, alors que nous creusons un puits de neige. Crédits : CV, ©PNRA/IPEV.
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Nos travaux dans des puits de neige impliquent de rester plusieurs heures à l’extérieur. La tâche deviendra particulièrement éprouvante pendant la nuit polaire. Heureusement, nous pouvons compter sur l’aide de nos coéquipiers. Crédits : CV, ©PNRA/IPEV.

L’un des évènements marquant ces deux semaines est l’arrivée de la Traverse. Celle-ci amène le gros du matériel et des vivres pour l’hiver. Une dizaine de véhicules lourds  ̶  principalement des tracteurs Caterpillar Challenger câblés les uns aux autres pour se répartir le poids des containers montés sur skis qu’ils transportent, mais également des chasse-neiges pour déblayer la voie  ̶  partent de Cap Prud’Homme, près de Dumont d’Urville, où ils sont préalablement chargés de matériel amené par l’Astrolabe. Les conducteurs de la Traverse parcourent  les 1200 kilomètres de désert blanc séparant la côte de Concordia en une dizaine de jours, conduisant la plupart du temps et passant le reste dans des containers aménagés. Vous pouvez imaginer leur joie lorsqu’ils gagnent enfin la base. L’une des conductrices, Miranda, a voyagé avec nous sur l’Astrolabe. Je suis ravi de la revoir. L’émotion que lui procure la fin du voyage est évidente. Le trajet a été éprouvant.

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La Traverse, vue par une conductrice. Crédits : Miranda Nieboer, ©IPEV.
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L’arrivée de la Traverse. Crédits : Carmen Possnig, ©ESA/IPEV.

Les vivres amenés par la Traverse, ainsi que d’autres apportés par avion, doivent être triés et stockés. La responsabilité en revient aux hivernants, bien qu’une dizaine d’estivants nous aide généreusement. J’organise donc des équipes et nous passons des heures à charger et décharger des véhicules et des containers, alignés en chaine humaine pour se passer les victuailles de main en main. Mes équipiers travaillent avec énergie, sans se plaindre de l’oxygène qui se fait désirer ni du froid qui gèle les extrémités peu couvertes. Leur détermination est un excellent signe, vu ce qui nous attend.

 

Après deux semaines chargées arrive le matin du 6 février. Le dernier avion de la saison disparait dans le nuage de neige soulevé par ses hélices. Nous sommes maintenant 13, seuls jusqu’à la fin de l’hiver austral.

La mission DC14, le quatorzième hivernage à Concordia, vient de commencer.

 

7 réflexions sur “L’apprentissage

  1. Anne Calvino dit :

    Bonjour Cyprien, merci pour vos récits passionnants à suivre de l’autre bout du monde. Je vous ai suivi grâce à votre blog où vous racontiez votre précédente mission à Hawaii, et c’est avec autant d’intérêt que je suis celle en Antarctique. Super pour les photos aussi, on a un aperçu des paysages là-bas ! Bien à vous

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  2. Laurence dit :

    Bonjour,

    Félicitations pour cette nouvelle mission, que je découvre seulement maintenant. Merci de la partager ainsi.
    Je vais me faire un plaisir de lire chacun des articles rédigés début depuis lede cette aventure. Je suis certaine qu’ils seront passionnants, et probablement très étonnants parfois.

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  3. Valérie Verseux dit :

    Bonjour Cyprès, comment se passe le quotidien ds votre petite communauté depuis qu’il fait nuit? Cela a t’il entraîné des changements physiques et/ ou psychiques depuis qu’il fait nuit?

    Bien à vous

    Valérie

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