White Mars

Plongé dans la lumière électrique, je me regarde dans la glace. Pas un centimètre carré de mon visage n’est exposé. Parfait. J’allume mes gants électriques et glisse dedans des sachets d’une poudre qui, au contact de l’air, libère de la chaleur.  J’enfile par-dessus des sous-gants mi-fins, une autre paire plus épaisse et, enfin, d’énormes moufles. Je vérifie la jonction entre ces gants et la partie torse de ma combinaison. Je suis prêt.

Je lève la barre en métal et pousse la lourde porte. Fais un pas en avant. L’écart thermique me gifle : 90°C entre l’intérieur et l’extérieur. Je ferme la porte derrière moi et, soudainement, suis plongé dans l’obscurité. Nous sommes en milieu de journée, certes, mais cela fait deux semaines que l’étoile la plus proche est sous l’horizon. Sa lumière éclaire quand même légèrement le ciel ; par endroits de rose, d’orange et de violet, ailleurs d’un jaune étrange. Devant moi s’étend une surface blanche dont les stries évoquent celles d’un désert de sable. Aucun relief, aucune plante, aucune trace d’humanité passée une rangée de containers.  Je descends un escalier en métal, atteins le sol et avance d’un bon pas. Un peu trop vite pour cette atmosphère. Celle-ci ne nous cause plus ni nausée ni céphalées, grâce à une adaptation partielle de notre physiologie, mais notre souffle devient court au moindre effort. Je ralentis. Passe la base. Le vent qu’elle bloquait m’atteint de côté et diminue encore la température ressentie d’une vingtaine de degrés. Bien que je sois entièrement recouvert d’une épaisse couche de différents matériaux, le vent se glisse dans un interstice en bordure de mon masque. Près de ma tempe, la surface de ma peau gèle. Je resserre une sangle pour combler ce trou. Je n’entends que le vent, mon souffle et la neige sablonneuse qui crisse sous mes épaisses semelles.

Ici, le décor évoque celui d’un autre monde. Et, comme ils le seraient au sein de l’une des premières missions sur Mars, les équipiers sont isolés et confinés. L’environnement ne nous permet pas de survivre sans technologies ; il fournit de l’air respirable, certes, mais nous aurions peu de temps devant nous si le chauffage cessait de fonctionner. Dehors, nul besoin de scaphandre, mais sortir sans combinaison adaptée s’apparenterait au suicide. Nous devons par ailleurs nous débrouiller seuls, la température ne permettant à aucun véhicule de nous rejoindre pendant l’hiver. Le rythme solaire est lui aussi inhabituel : après une période de jour continu, nous sommes plongés dans trois mois de nuit permanente depuis début mai. Notre corps doit également s’adapter ; pas à une gravité différente, mais à un air extrêmement sec et pauvre en oxygène. D’autres aspects de notre vie ici, du profil des équipiers à nos activités professionnelles en passant par l’absence de faune ou de flore, s’apparentent à ceux attendus dans une future base au-delà de la Terre.

Ces similarités n’échappent pas à l’Agence Spatiale Européenne : Carmen, une médecin autrichienne de 29 ans, travaille pour celle-ci. Elle nous remet des questionnaires visant à évaluer notre santé physique et mentale. Elle nous ausculte et mesure divers paramètres biologiques, comme notre rythme cardiaque et la quantité d’oxygène qui circule dans nos veines. Elle récolte et analyse des échantillons de salive, d’urine, d’excréments, de cheveux et de sang. En bref, elle étudie notre adaptation aux conditions extrêmes d’un hiver à Concordia.

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Carmen, analysant des échantillons de sang. Crédits : CV, ©ESA/PNRA/IPEV.

L’un des projets de recherche pour lesquelles elle travaille vise par exemple à documenter l’évolution de notre système immunitaire dans cet environnement où il ne voit rien – ou presque – de nouveau : même les bactéries ne peuvent prolifèrer dans  le désert qui entoure la base. Les résultats obtenus jusqu’ici suggèrent fortement que nous tomberons malades quand, dans cinq ou six mois, le premier avion arrivera, chargé de personnel estivant et des microbes qui les accompagnent. Tout comme les équipiers de la mission HI-SEAS IV sont tombés légèrement malades dans les jours suivant leur sortie du dôme.

Notre coéquipière autrichienne teste également la diminution de nos facultés intellectuelles avec des épreuves cognitives, et celle de nos capacités motrices avec des épreuves de dextérité : à cause du bas niveau d’oxygène et du peu de stimulation, nos compétences ont tendance à s’éroder. Lorsque j’ai terminé l’écriture de ma thèse de doctorat, au cours de mon premier mois ici,  j’ai eu l’impression de réfléchir au ralenti ; peut-être était-ce en partie à cause de la fatigue accumulée, mais l’hypoxie y jouait probablement un rôle majeur. Dans le doute, juste avant ma soutenance – fin avril –, j’ai respiré dans un masque à oxygène jusqu’à ce que mon sang retrouve son oxygénation normale.

Pour des raisons similaires, Carmen évalue nos compétences en pilotage d’engin spatial : après avoir appris les bases de la conduite du Soyouz, cette navette qui relie la Terre et la Station Spatiale Internationale, nous effectuons régulièrement des manœuvres sur un simulateur de vol. Si nous étions en route vers Mars, il serait crucial de conserver nos capacités à effectuer les procédures complexes apprises sur Terre comme, par exemple, un atterrissage manuel.

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Le simulateur de vol spatial. Crédits : CV, ©ESA/PNRA/IPEV.

Les conditions de vie des premiers voyages sur Mars, et des premiers longs séjours sur la Lune, affecteront-elles significativement les capacités des astronautes à effectuer leur travail ? Nuiront-elles gravement à leur santé physique et mentale ? Si oui, comment atténuer ces effets ?

Une partie des réponses est apportée par ce qui se rapproche le plus, sur Terre, de telles missions : les hivernages à Concordia.

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La base Concordia ce 22 mai, au cours des heures les plus ensoleillées. Crédits : CV, ©PNRA/IPEV.

8 réflexions sur “White Mars

  1. Doc Jac dit :

    quand tu parles de l’immunité, j’ai constaté et testé le phénomène même sur l’archipel de Kerguelen.
    Je m’attends à y avoir de nouveau droit en sortant de DDU. Alors là haut!!!!!!
    Bises des marins sur leur ile

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  2. Gabriel Badi dit :

    Bonjour Mr Verseux

    j’ai pris un grand plaisir à lire la cinquième partie de votre mission .
    Le parallèle avec une hypothétique mission sur Mars est réussi 🙂
    J’attends avec impatience la suite .
    A la prochaine !

    Gabriel .

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