La glace et la nuit

Je pousse un interrupteur et la lumière, agressive après une marche dans la nuit, me fait plisser les yeux. J’enlève mes quatre couches de gants et observe mes doigts. La moitié de mon pouce, et la dernière phalange de mon auriculaire, sont d’un blanc jaunâtre qui contraste très nettement avec le reste de ma peau. J’enveloppe ces doigts dans la paume de mon autre main et attends la légère douleur, devenue habituelle, qui indique le retour du sang. Puis j’enlève mon masque, mon bonnet polaire et ma cagoule, et retire les glaçons qui se sont formés sur mes cils. Je signale à la radio que je suis arrivé au container-laboratoire : « Radio, radio, da Cyprien. Sono ad Atmos ». J’attends le « Ricevuto, Cyprien » et me remets au travail. Je change les filtres de pompes qui prélèvent des particules contenues dans l’atmosphère.

 L’histoire de Concordia est liée à la glaciologie : l’étude de la glace et des phénomènes associés. Sa région, la plus froide au monde, attire des glaciologues depuis la fin des années 70. Peut-être avez-vous entendu dire que les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone et de méthane, deux gaz à effet de serre, n’ont jamais été aussi hautes au cours des 800 000 dernières années. Mais comment le sait-on, et pourquoi cette période ? Les chiffres viennent du projet EPICA, dont les principales activités ont eu lieu à quelques centaines de mètres d’ici ; je pourrais en voir les installations par la fenêtre s’il ne faisait pas aussi sombre. En bref, le projet a permis d’extraire et d’analyser des carottes de glace. La neige, en surface, emprisonne des bulles d’atmosphère. Elle se fait ensuite recouvrir par plus de neige, dont le poids finit par la compacter et la transformer en glace, emportant en profondeur les capsules d’air emprisonné. En analysant les carottes, on peut donc retrouver l’atmosphère du passé ; plus on creuse, plus on remonte le temps. Ici, de la glace a été échantillonnée à une profondeur record de plus de 3 kilomètres, permettant de caractériser l’atmosphère des 800 derniers millénaires.

Les projets de recherche pour lesquels je travaille ici sont divers mais, en bref, ils contribuent à la compréhension du climat passé, présent et futur. Je pars chaque matin vers Atmos. En chemin, je m’arrête aux tables mentionnées dans un précédent article pour étudier et prélever de la neige, et effectuer diverses observations météorologiques. Puis je me rends au container où, une fois les échantillons de neige pesés, étiquetés et rangés, je change les filtres des pompes qui ont fini un cycle de prélèvement. Si tout va bien, c’est relativement rapide. Si tout va bien… le froid et la fine atmosphère ne sont pas appréciés par les instruments, dont certains sont sur le toit du container et parfois immobilisés par la neige. Mon travail inclut donc une part de maintenance et de réparations.

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Mesure de la neige accumulée sur une table, près d’Atmos, au cours des dernières 24 heures. Crédits : Carmen Possnig, ©ESA/IPEV/PNRA.

Les échantillons de neige et d’atmosphère seront analysés par différents laboratoire en Europe. Les données seront comparées : les compositions de l’air et du sol nous apprennent beaucoup séparément, mais connaître leurs relations aide à interpréter les résultats de carottes de glace comme celles d’EPICA.

Certains jours sont plus éprouvants. Une fois par mois, par exemple, j’effectue diverses mesures dans le sol blanc. Creuser une tranchée de plus d’un mètre de profondeur, et suffisamment large pour pouvoir y travailler, n’est pas franchement relaxant. Le manque d’oxygène rend les efforts difficiles dans la base – je m’en rends bien compte dans la salle de sport, et certains en souffrent même en montant lentement les escaliers –, mais dehors bien plus encore : nos nez et nos bouches étant recouvertes de tissu épais, l’air que l’on inspire est en grande partie celui que l’on vient d’expirer. Heureusement, je ne suis pas seul : Coline, l’autre glaciologue, doit échantillonner en profondeur. Nous faisons un puits commun et d’autres viennent nous aider. Nous nous relayons : l’un creuse jusqu’à être à bout de souffle, ce qui prend au plus quelques minutes, puis passe la pelle au suivant. Le puits creusé et les mesures prises, nous avons passé environ deux heures dehors, bien que certains aient dû partir plus tôt pour éviter les blessures liées au froid.

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Florentin, le plombier de la base, nous aide à creuser. Crédits : CV, ©PNRA/IPEV.

Le travail terminé, nous nous rendons tous à Neige. C’est un container entièrement enseveli, auquel on accède par une trappe au-dessus du toit. L’intérieur est chauffé à quelques degrés au-dessus de zéro. On enlève avec soulagement gants, bonnets, cagoules et passe-montagnes, et certains se mettent pieds nus. On décongèle les parties du corps les plus affectées, on inspecte le visage des autres pour leur signaler d’éventuelles zones blanches devenues insensibles, et on discute en se faisant passer un bouchon de thermos rempli de thé.

Aujourd’hui n’est pas l’un de ces jours, et mon travail en extérieur est terminé lorsque je relance les pompes. Je m’équipe et sors.

Je n’allume pas ma lampe frontale, qui ne me sert que pour étudier la neige et prendre des notes. Elle m’isolerait du paysage : je ne verrais que ce qui se trouve dans son faisceau. Je préfère laisser mes yeux s’habituer à l’obscurité. Le ciel est si clair que la Lune, lorsqu’elle est là, suffit largement à éclairer mes pas. L’atmosphère est si fine et sèche qu’un nombre impressionnant d’étoiles sont visibles. Même en milieu de journée.

A quelques centaines de mètres se découpe la silhouette de la base. Certaines fenêtres allumées dessinent des dalles lumineuses dans l’obscurité. Je pense au Soleil qui, depuis près de deux semaines, se rapproche de l’horizon. C’est un soulagement pour la plupart de mes coéquipiers, mais je ne partage pas totalement leur enthousiasme. J’aime l’Antarctique la nuit. J’aime cet étrange univers sombre, silencieux, paisible.

Je serai probablement heureux de voir de nouveaux visages au début de l’été, lorsque notre astre sera dans le ciel en permanence. Mais une chose me manquera probablement : être seul dehors, dans la nuit, entre la neige et les étoiles.

7 réflexions sur “La glace et la nuit

  1. MARCEL Alfred dit :

    Bonjour Cyprien.

    Un grand merci pour si bien raconter votre hivernage!
    C’est passionnant et « on s’y croirait ».
    Bravo
    J’ai hâte de lire la suite.
    Alfred -Bourgogne- ex électronicien du raid IAGP1 en 1971-1972

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  2. Carolina Gomez H de B dit :

    C’est génial de lire sur votre vie quotidienne en Antarctique – la ‘Antártida’, pour nous les chiliens. J’ai sû de votre blog grâce à un article apparû hier dans le journal La Tercera (Chili). J’attendrai vos prochaines impressions avec impatience et merci de nous ouvrir un monde inconnu!

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