Le syndrome de l’hivernage

Au moment où j’écris ces lignes, le 5 août, cela fait trois mois – jour pour jour – que nous n’avons pas vu le Soleil.

Cette absence touche à sa fin. Dans quelques jours, le premier fragment passera au-dessus de l’horizon. Peu de temps ; il redescendra vite, et les étoiles reprendront leur place en début d’après-midi. Mais il restera un peu plus chaque jour, jusqu’à ne plus quitter le ciel pendant des mois.

J’aime la nuit polaire : elle est rude, mais sereine et magnifique. Je serai malgré cela heureux de revoir notre astre, un peu comme lorsqu’on retrouve un vieil ami après un voyage que l’on termine à contrecœur. D’autres l’attendent comme une libération. Une libération de l’obscurité permanente, qui leur pèse.

Le Soleil atténuera probablement les symptômes de ce que l’on appelle le syndrome de l’hivernage, le vrai sujet de cet article. Il se traduit par différents degrés de dépression et d’irritabilité, des difficultés à dormir, un déclin cognitif (affectant notamment mémoire et concentration), et par moments un état d’absence vaguement hypnotique donnant un regard vide et lointain que l’on appelle Antarctic stare – parfois décrit comme « un regard de 12 pieds dans une salle de 10 pieds ».  Ce syndrome fut remarqué par le médecin du premier équipage ayant hiverné en Antarctique – celui de l’expédition Belgica, en 1898-99 – avant de se vérifier dans la vaste majorité des hivernages suivants, jusqu’à aujourd’hui.

L’intensité des symptômes varie ; si vous nous imaginez comme un groupe de dépressifs à la démarche trainante et aux épaules tombantes, incapables de nous souvenir de notre âge et ne relevant la tête que pour hurler sur les autres, vous êtes loin de la réalité. Mais la majorité des hivernants en Antarctique sont, dans une certaine mesure, affectés par ce syndrome.

Ses causes sont multiples. Les plus évidentes sont peut-être le danger et l’inconfort représentés par le froid : les températures dehors sont inconfortables pour une courte durée et avec un équipement adapté, et létales autrement. On peut également penser au risque représenté par l’impossibilité d’être secourus pendant l’hiver. Mais ce ne sont pas les causes principales : on s’habitue rapidement à la présence d’un danger, et à une certaine rudesse de l’environnement. L’obscurité, par contre, a une grande influence ; si vous êtes affectés par une baisse de moral quand la luminosité baisse, en hiver ou par temps gris, cela ne doit pas être difficile à concevoir. Ajoutez à cela la monotonie et le manque de stimulation, la présence permanente et exclusive des quelques mêmes personnes, l’absence des siens, un sentiment d’impuissance lorsqu’un problème grave affecte une famille, la fatigue, l’impossibilité de quitter son lieu de travail, les effets sur l’organisme de l’altitude, du froid et de la sécheresse extrême de l’atmosphère et le fait, pour certains, de ne presque jamais sortir à l’air libre. Quelques jours dans ces conditions sont excitants. Plusieurs mois peuvent user.

Mon dernier article décrivait la sélection. Pourquoi n’écarte-t-on pas les personnes qui seraient significativement affectées par le syndrome de l’hivernage ? Parce que les prédictions sont difficiles. Bien sûr, une personne montrant au moment des tests des signes de dépression, d’alcoolisme profond ou d’agressivité ne sera pas recrutée. Mais entre les candidats n’ayant pas de prédisposition évidente, peu de facteurs sont des prédicteurs fiables. Probablement en grande partie parce que les conditions d’un hivernage sont radicalement différentes de celles dont ses membres font habituellement l’expérience.

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L’équipage DC14 devant le télescope ASTEP, au cœur de la nuit polaire. Crédits : Marco Buttu, ©PNRA/IPEV.

Avant un hivernage, on largue au même endroit une combinaison improbable de profils : caractères opposés, métiers manuels et théoriques, milieux sociaux variés, différentes cultures voire nationalités, large tranche d’âge. Le dernier avion parti, cet assemblage hétéroclite doit rapidement former une communauté cohérente. Les habitudes sont bousculées. Les éléments qui forment la structure de l’image de chaque équipier, une image que certains ont mis des années à construire, se retirent brutalement. Les certitudes dans lesquelles l’un a baigné, ayant toujours vécu dans son village natal, sont soudainement remises en question. Un autre, admiré par ses proches, doit de nouveau démontrer sa valeur. Un statut social conféré par l’argent se dissout, les opportunités pour le dépenser étant rares ou inexistantes – au point que plusieurs ici ont oublié leur code de carte bleue. Le chef d’entreprise fait la vaisselle aux côtés de l’employé, et dort dans une chambre identique à celle du jeune qui vit son premier travail.

Une microsociété se forme autour d’un ensemble de valeurs. Celles-ci changent légèrement d’un hivernage à l’autre mais, du fait de l’endroit et de son héritage culturel, elles tournent généralement autour de l’exploration, l’aventure, la résistance aux conditions difficiles, l’autonomie, le travail acharné et l’entraide. Si la nouvelle hiérarchie de valeurs diffère radicalement de celles d’où l’équipier provient, la considération dont il est habituellement l’objet peut changer totalement.

Ce nouvel environnement social pousse souvent les hivernants à adopter des attitudes et comportements qui surprendraient leurs proches. Pour certains, c’est bénéfique : des timides s’affirment, des gens avec une faible estime d’eux-mêmes se sentent soudain valorisés. Pour d’autres, cela peut créer des difficultés allant de l’incompréhension à des douleurs d’égo.

Malheureusement, les réactions saines d’un hivernant face au stress peuvent ne pas s’appliquer ici. Quelqu’un qui pour décompresser nage dans une piscine, marche dans la forêt, ou s’oublie dans les bras de son conjoint, peut se retrouver vulnérable ; stable dans sa vie de tous les jours, il pourrait ne pas l’être sur la glace. Difficile, donc, d’évaluer à quel point un potentiel équipier sera sensible au syndrome de l’hivernage, à moins peut-être qu’il n’ait déjà vécu une expérience similaire.

Ces considérations sont pour la plupart très générales, et non spécifiques à Concordia. Mes coéquipiers font dans l’ensemble remarquablement bien face à ces difficultés, et nous n’avons pour l’instant rien à ajouter à la liste d’incidents spectaculaires qui se racontent d’hivernage en hivernage. Je peux cependant voir que la nuit a laissé ses traces. Pas à ce que l’on me dit : presque personne ici ne se plaint, en tout cas auprès de ceux qui traversent les mêmes difficultés. Mais le syndrome transparait à travers des traits tendus ou fatigués, des réactions disproportionnées, ou un regard trop longtemps absent.

L’un des facteurs les plus importants, l’obscurité, s’efface. J’écris ces dernières lignes quatre jours après avoir entamé l’écriture de cet article. Nous sommes le 9 août au soir et, demain, notre astre passera un premier fragment au-dessus de l’horizon.

 

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Lorsque que l’on a revu le Soleil, hier, le 11 août. Il a passé l’horizon pour la première fois la veille, mais un brouillard le voilait. Crédits : CV, ©PNRA/IPEV.

26 réflexions sur “Le syndrome de l’hivernage

  1. Pierre Thouvenin dit :

    Merci pour ce très bel article ! Je travaille l’été sur la base Princess Elisabeth depuis 2 saisons, et je suis très attiré et en même temps terrorisé à l’idée d’un éventuel hivernage…
    J’imagine la joie que vous ressentez lorsque l’on vois cette minuscule parcelle de soleil qui réapparait après 3 mois d’absence ! Un peu comme quand on aperçois la première étoile vers février, avec ce jour qui n’en fini pas…

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    1. Cyprien Verseux dit :

      Eh oui, c’est un moment particulier. Ca enlève un poids dont certains n’étaient jusque-là pas conscients. Essayez l’hivernage ! Que cela se passe bien ou pas, le Soleil finit de toute façon par revenir.

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    1. Cyprien Verseux dit :

      A priori on passe par McMurdo, cette année. Ce n’était pas notre premier choix – la plupart auraient préféré (re)passer par DDU et (re)prendre l’Astrolabe, mais la logistique est un peu compliquée cette année. Bonne chance pour les préparatifs !

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  2. Hervé Leyrit dit :

    Super partage Cyprien. Les petites manies, au départ rigolotes, peuvent devenir stressantes voire insupportables. J’espère que l’équipe n’en est pas là et que tous les programmes de déroulent bien.

    Bon levé de soleil !

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  3. Scellier Anne Marie dit :

    Merci Cyprien pour le partage de ton expérience. Bravo pour ce que tu fais, j’en serais totalement incapable et deviendrais insupportable après une seule semaine de nuit polaire. C’est d’autant plus intéressant de lire ce que tu écris.

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  4. Offrédo Carine dit :

    Bonjour, merci beaucoup pour le partage de cette aventure ! Je vous ai écouté sur France Inter il y a quelques heures, et j’ai été touchée par la sincérité de votre récit, que j’ai retrouvée dans votre article ici. Ça fait du bien d’entendre un partage pur sans autre démarche en arrière plan.
    Et bravo à votre photographe !
    Profitez bien de ces beaux jours à venir !

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  5. Hingrez dit :

    Bonjour,
    Oui merci pour votre intervention sur France Inter qui m’a scotchée !
    On n’entend pas assez parler de vous c’est incroyable votre mission bravo !
    Béatrice
    Lille

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  6. Bournat dit :

    18 mois passés à DDU en hivernage entre autres et 3 campagnes d’été !!!, je compatis, courage à vous tous et bonne fin d’hivernage, le retour et l’acclimatation à la vie civile sera un peu plus difficile à gérer, mais cela se fera avec douceur…
    Amitiés Polaires.
    Dominique BOURNAT

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  7. Mélanie Mantel-Schäfer dit :

    Une aventure aux confins du monde et de soi-même, mais quel courage et quelle abnégation!
    Merci pour ce partage sur France Inter, pour vos textes et ces images à couper le souffle sur votre blog. On est resté sans voix depuis notre terrasse à l’ombre du parasol ( c’est vilain si je vous dis que notre été est caniculaire en Alsace, je n’en parlerais donc pas 🙂
    On vous envoie une cargaison de chaleur humaine trans-planétaire et notre soutien admiratif pour continuer l’aventure ! Salut à toute l’équipe!
    Mantel Family

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