Plus que quelques dizaines de mètres. Vos doigts et l’une de vos tempes sont gelés, et vous ne voyez presque plus rien – parce qu’il fait sombre mais aussi parce que votre respiration, condensée sur vos cils, s’est cumulée en une grappe grossissante de glaçons ; ils vous masquent la vue et maintiennent vos paupières presque collées l’une à l’autre. Mais vous distinguez deux tours perchées sur des pieds, ceux-ci simplement posés sur de la neige tassée, et reliées par un couloir suspendu.


Vous atteignez l’escalier en métal qui mène à une lourde porte au milieu de ce couloir. Vous accélérez, malgré l’essoufflement dû au manque d’oxygène et au passe-montagne plaqué contre votre bouche. Vous soulevez l’épaisse poignée et entrez. Enfin, il fait chaud, autour de 18°C. Vous allumez la lumière, enlevez vos vêtements enneigés, respirez avec délectation l’air tiède, et inspectez votre peau à la recherche de gelures dans le miroir près de la porte.



Il est 12h30, c’est l’heure du déjeuner ; vous tournez donc à droite, vers la « tour bruyante », celle où l’on peut parler fort et jouer du ukulélé à n’importe quelle heure. Au bout du couloir, un escalier monte ; à sa gauche, vous pourriez continuer vers les locaux techniques. Ils abritent par exemple les générateurs qui fournissent notre électricité mais également notre chaleur : celle que, comme tout moteur, ils produisent comme effet secondaire, réchauffe un liquide qui circule ensuite dans la base. Dans la même zone se trouve notre système de traitement d’eau, développé par l’Agence Spatiale Européenne. L’eau provient au départ de neige que nous faisons fondre mais, une fois utilisée une première fois, elle entre dans une boucle de recyclage.


Près de ce système se trouve le local de traitement des déchets. Les détritus qui y entrent doivent en ressortir le plus compacts possible : tous seront emportés loin de l’Antarctique par la Traverse. Vous y trouveriez donc des machines broyant le métal, ou compactant le carton ou le plastique. Et le Digesteur : un large incubateur en métal où des microbes prolifèrent, alimentés par les déchets organiques de la cuisine dont ils réduisent grandement le volume. Jetez-leur des pelures de pomme ou de la viande avariée, ils vous rendront une matière brune et presque homogène.
La zone derrière l’escalier comporte également un atelier. Les lourds travaux sont généralement faits en-dehors de la base, dans des containers ou tentes transformées en menuiserie, garage ou chaudronnerie, mais cet atelier permet de réaliser les bricolages de tous les jours. Vous n’avez rien à y faire à cette heure ; vous empruntez donc l’escalier, signalant au passage au personnel technique – Florentin le plombier, Rémi l’électricien, Jacques le mécanicien et André le responsable technique –, dont le bureau se trouve à droite juste avant la première marche, que c’est l’heure du repas.

Vous arrivez au deuxième étage. La première pièce sur votre de droite est la salle de musculation ; certains viennent régulièrement y user le tapis de course ou soulever de la fonte. La porte suivante donne sur la salle vidéo. A l’intérieur, on peut regarder en groupe des films projetés contre le mur, assis sur des matelas posés au sol. Vous vous souvenez peut-être que c’est l’endroit que l’on a transformé en île paradisiaque pour la Midwinter, mais vous ne la reconnaitriez probablement pas : nous venons d’y construire un mur d’escalade.


Les trois portes suivantes sont des magasins. L’un est à température ambiante et contient des produits secs. Le troisième, une chambre froide, est autour de 4°C. Celui du milieu avoisine les -20°C : le plus gros des vivres congelés est stocké dehors, dans des containers, mais cette salle permet au cuisinier d’aller se servir sans devoir affronter l’extérieur.
Vous prenez une nouvelle volée de marches et arrivez au troisième étage. Devant vous se trouve le salon, où une partie des équipiers sont déjà attablés. C’est une salle qui, normalement, sert principalement d’espace détente après les repas : une bibliothèque couvre une large partie des murs, des canapés permettent de lire ou de regarder des clips sur le large écran qui leur fait face, et des tables rassemblent ceux qui boivent un thé, un café ou un verre. Les repas se prennent normalement dans la grande salle de restauration au même étage mais le salon est plus chaleureux ; la première ne sert donc cet hiver qu’à jouer au billard, au ping-pong, au baby-foot ou aux fléchettes.


Soudain, une sonnerie retentit derrière vous et vous appelle vers la cuisine, située derrière les escaliers et en face du salon. Vous attrapez des chiffons pour sortir du four les lasagnes préparées par Marco S., le cuisinier.


Après le déjeuner, la vaisselle et un café, vous redescendez les escaliers et traversez le couloir en direction de la tour calme. Avant de monter, vous passez voir Alberto, le médecin, dans son bureau. Son territoire s’étend sur plusieurs salles, notamment une salle de soins dont l’attirail le plus évident est un poste de dentiste : notre médecin est gynécologue et urgentiste mais tout problème médical tombe sous sa responsabilité. Un espace dans cette salle de soins est cloisonné en une autre salle, celle des opérations – que l’on espère ne jamais devoir utiliser.


Avant de prendre les escaliers vous jetez un coup d’œil derrière eux, dans une pièce où se trouve un ordinateur relié à internet. Comme internet nous arrive par satellite, et avec un bas débit (512 kbps pour toute la base, envoi de données scientifiques compris), seuls quelques ordinateurs y sont connectés et pour des objectifs définis. Celui-ci est pour les loisirs et, comme souvent, Marco B. ̶ l’astronome et photographe amateur ̶ y poste ses superbes images sur les réseaux sociaux. Il vous salue d’un sourire et se replonge dans sa tâche.
Une voix provient d’à côté, d’une minuscule salle sous les escaliers qui pourrait facilement passer pour un placard. A l’intérieur, quelqu’un utilise le téléphone VOIP. Nos portables ne sont évidemment d’aucune utilité pour passer des appels, ici, mais ce téléphone permet des communications via internet.
Vous montez l’escalier et arrivez à l’étage des chambres. C’est là que l’on dort tous, à l’exception d’Alberto et André. Il y en a 16 ; elles sont partagées entre deux personnes pendant l’été, mais chacun a la sienne pendant l’hiver. Au centre de cet étage se trouvent des douches. Et, parmi les chambres, une buanderie. C’est dans cette pièce que l’on a installé le simulateur de la navette spatiale Soyouz, utilisé pour des recherches financées par l’Agence Spatiale Européenne.
Vous prenez une dernière volée de marches pour arriver au troisième étage. La première porte sur la droite donne sur le bureau du chef de base, que j’occupe cet hiver. En traversant mon bureau, vous pourriez vous rendre dans celui de Filippo, le responsable des recherches sur la physique de l’atmosphère.
La porte suivante est celle du laboratoire ESA, où travaille Carmen. Vous y voyez des tubes, des incubateurs, des ordinateurs, et d’étranges appareils permettant de tester nos capacités motrices. Il y a aussi le genre de lit que l’on trouve dans les salles de prélèvement de sang, et pour les mêmes raisons.
Vous entendez des grésillements et quelques phrases standardisées. Elles proviennent d’une porte un peu plus loin : la salle radio. Mario, derrière le bureau juste à droite de l’entrée, est l’informaticien de la base mais est également chargé des communications internes : quand quelqu’un sort, il doit en informer Mario et rester en contact radio régulier avec lui. Si vous négligez de répondre à Mario lorsqu’il vous demande si tout va bien, vous verrez rapidement arriver l’équipe de secouristes – une poignée d’entre nous formés pour ce rôle. Mario partage cette pièce avec Moreno, l’électronicien des sciences, qui veille au bon déroulement de divers projets allant de la sismologie au magnétisme.

Un souffle provient de la salle au bout du couloir. En vous approchant, vous réalisez qu’il est émis par une hotte stérile, dans un laboratoire à première vue chaotique. Des ordinateurs, des ustensiles en métal, des flacons, des tubes, des pipettes, des sacs remplis de neige, des machines d’où sortent des tuyaux qui parcourent la pièce, et divers objets difficiles à identifier se côtoient dans le laboratoire de glaciologie. Deux bureaux se font face au centre : celui de Coline, l’autre glaciologue, et le mien.

Vous avez visité la quasi-totalité des deux tours – restent quelques autres pièces qui ne vous intéresseraient probablement pas – mais je voudrais vous monter un dernier endroit. Prenez la porte menant à l’escalier de secours. Montez-le. Poussez la trappe au plafond et, un pied sur la rambarde, hissez-vous sur le toit. Ignorez le froid et regardez autour de vous. D’abord, dans les premières centaines de mètres : des télescopes, des containers et des tentes. Puis, plus loin. Voyez comme, passées ces quelques constructions, il n’y a plus rien : juste de la neige parcourue par le vent, une étendue magnifique mais sans la moindre trace de vie. Peut-être cette vue vous fait-elle considérer différemment la base que vous venez de visiter : le seul endroit vivable au milieu de centaines de kilomètres du désert le plus inhospitalier au monde.



BRAVO pour cette visite exceptionnelle dans les coulisses de Mars la Blanche et à toute l’équipe pour cette vie en dehors du temps, des hommes. Au plaisir de vous lire bientôt. Claire
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Merci pour cette visite passionnante. Tout est très bien expliqué. Ça donne (presque) envie 😉.
Petite question de Muse : Ce sont les professeurs qui vous demandent pour les écoles ? J’imagine qu’il y a un circuit strict à respecter.
Belle journée à tous.
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Les professeurs passent en général par les instituts polaires, mais on peut en discuter directement.
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Belle installation !
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Un de tes meilleurs articles. Peut-être parce qu’il y a beaucoup de photos ?
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quelle belle découverte, qui nous instruit sur les conditions de vie à l’interieur de cette station en antartique, impressionnant!!!! et qui nous ouvre les yeux et l’esprit sur lque!!!!es réalités, loin de notre imaginaire romantique!!!
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Génial cette visite ! Merci pour tous ces partages
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Bonjour Cyprien,
Joli billet! Je suis curieux de voir à quoi ressemble les chambres (j’ai peut être raté un post).
En tout cas, j’espère avoir un jour la chance de marcher dans tes pas.
A bientôt!
Alex
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Pour ceux qui veulent prolonger l’aventure, vous pouvez lire « La lune est blanche » des frères Lepage, magnifique récit dessiné / photographié
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Superbe, magnifique ! Merci pour ce dépaysement total. J’ai pu montrer à mes enfants ce qu’est un ciel sans pollution lumineuse 😉 j’aurai adoré vivre la même aventure.
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Bellissima descrizione sembra di viverci solo dal racconto sono molto affascinato da tutto ciò sarebbe un sogno passarci un intera giornata
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I am completely captivated with your detailed telling of such a fascinating place and a chance to learn the nuts and bolts about how it is possible to survive in a brutally harsh climate. I appreciate your taking the time to share your experience and photos of this unimaginable place on earth. I feel foolish for thinking that two weeks in Labrador with temperatures of -55C was beyond ridiculous because I only have to deal with -38C in Montreal. Thank you for a few hours of taking a dive down the rabbit hole.
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Superbe, les vues, superbe le travail réalisé par tous
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Superbe les paysages, Superbe le travail réalisé par toutes et par tous. Bravissimo !
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merci pour cette visite intéressante et bon courage à tous!
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HI,
Superb. Amazing Article
Thanks For Sharing.
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Bonjour Cyprien,
Alors, où partez-vous cette année ? Dans quelle contrée hostile cette fois, après la rouge et la blanche, je vous imagine bien dans la bleue, une île perdue ou un dôme sous-marin…
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Bonjour,
Pour l´instant, ma mission est différente. Je me consacre à la recherche en laboratoire : https://www.zarm.uni-bremen.de/en/research/researchindependent-groupshtml/laboratory-of-applied-space-microbiology.html
Cela dit, c´est vrai que ça me plairait bien, la bleue… ou la verte !
À voir, donc.
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